Google vole au secours d’un journaliste français censuré à Genève
Le milliardaire Jean Claude Gandur et sa société Addax And Oryx Group ont partiellement obtenu des mesures de censure urgente à l’encontre du journaliste français Thomas Dietrich, qui dénonce les agissements du groupe pétrolier en Guinée sur X et sur YouTube. Problème: le reporter refuse d’obéir à la justice genevoise, tout comme le réseau d’Elon Musk. Google prend même la défense de Thomas Dietrich, considéré comme un « journaliste reconnu par ses pairs ». Lire la suite de cet article…
Régulièrement harcelé par les autorités dans les pays d’Afrique où il a l’habitude d’enquêter, le journaliste Thomas Dietrich est désormais poursuivi à Genève, capitale des droits humains.
Auteur de la chaîne Chroniques de Françafrique, diffusée sur YouTube et sur plusieurs réseaux sociaux, ce dernier avait récemment enquêté sur les malversations à la tête de la Société Nationale des Pétroles (SONAP), l’organisme étatique chargé de l’approvisionnement en carburant en Guinée.
Ces recherches lui avaient valu d’être interpellé par la police et expulsé du pays en janvier 2024, ce qui n’a pas empêché le directeur général de la SONAP d’être limogé deux mois plus tard.
De retour en France, Thomas Dietrich a continué de s’intéresser aux affaires pétrolières en Guinée. Dans une vidéo postée sur YouTube le 4 mai, il révélait que la société du milliardaire Jean Claude Gandur, Addax And Oryx Group, venait de remporter un contrat avec la SONAP pour approvisionner le pays en essence.
Émoi à Conakry
Or ce contrat avait été passé sans appel d’offres, et, selon le journaliste, dans ces conditions financières défavorables pour Conakry. La nouvelle, qui avait suscité un émoi considérable dans le pays, n’avait pas été reprise dans les médias internationaux, hormis quelques mentions sur des sites spécialisés. Jean Claude Gandur et son groupe n’avaient pas formellement réagi. Jusqu’au 4 juillet 2024.
Ce jour-là, les avocats genevois du milliardaire ont déposé une demande de mesures superprovisionnelles auprès du Tribunal de première instance de Genève, demandant la censure en urgence de la vidéo publiée le 4 mai sur YouTube ainsi que de plusieurs post de Thomas Dietrich sur le réseau social X.
Très critiquées par les médias, les mesures superprovisionnelles sont un outil juridique puissant et typiquement helvétique qui permet d’obtenir la censure préalable d’une publication sans entendre les arguments du journaliste ou de son éditeur. Le litige est ensuite tranché sur le fond par un tribunal, souvent plusieurs mois plus tard.
Première demande rejetée
Pour obtenir le retrait de la vidéo et des post de Thomas Dietrich, Jean Claude Gandur et sa société ont également assigné le réseau social X d’Elon Musk et l’éditeur de YouTube, Google Ireland Limited, réclamant qu’un ordre de justice soit prononcé pour les contraindre à rendre ces « contenusinaccessibles depuis la Suisse », sous 48 heures.
Seulement voilà: le tribunal genevois a refusé cette demande urgente le 5 juillet. Dans une ordonnance que Gotham City a consultée, la présidente du tribunal a observé que les « publications litigieuses sont en ligne depuis la première partie du mois de mai 2024 » et que « les requérants n’expliquent pas pour quelle raison il serait urgent de prononcer les mesures requises aujourd’hui, près de deux mois plus tard, sans attendre les déterminations des citées ».
Ce refus signifie que la vidéo ainsi que les post sur X visés par la demande peuvent rester accessibles, le temps que le tribunal se prononce sur les griefs du milliardaire après avoir entendu les arguments des parties. Une audience a été fixée dans ce but le 23 septembre prochain.
« Scabreuse affaire »
Ce que les avocats du milliardaire n’expliquaient pas dans leur requête du 4 juillet à la justice genevoise, c’est que la situation s’était envenimée entretemps en Guinée. Dès la fin mai, soit un mois après la signature du contrat d’approvisionnement d’essence avec Addax, des consommateurs s’étaient plaints dans la presse de la mauvaise qualité du carburant qui leur était livré, et qui provoquait des pannes de moteurs. Le président de l’Union des Consommateurs de Guinée (UCG) avait confirmé l’ampleur du problème, décrivant une « situation de crise ».
Début juin, les autorités guinéennes ont été contraintes d’intervenir pour endiguer le scandale. Selon les médias locaux, une vingtaine de cadres de la SONAP, dont le directeur Moussa Cissé, et des ministres en lien avec cette « scabreuse affaire » ont été « longuement entendus au haut commandement de la gendarmerie nationale ».
Dans les jours qui ont suivi, Thomas Dietrich a repris l’antenne, cette fois sur TikTok, affirmant que l’essence supposément frelatée était celle livrée par Addax. Un mois plus tard, Jean Claude Gandur et Addax déposaient leur demande de mesure provisionnelle visant sa première vidéo du mois de mai.
Mais le milliardaire ne s’est pas laissé décourager par le premier refus des juges genevois. Le 30 juillet, il a déposé une seconde demande, en visant cette fois des post plus récents du journaliste sur X qui évoquaient l’affaire du carburant frelaté. Et cette seconde tentative s’est avérée être la bonne.
Censure accordée, mais pas appliquée
Dans une nouvelle ordonnance rendue le 31 juillet que nous avons consultée, le Tribunal de première instance estime en effet que « les post litigieux, peu étayés, sont susceptibles de porter atteinte particulièrement grave à l’honneur et à la réputation des requérants en tant qu’ils sont accusés d’avoir recours à des pratiques illégales et d’empoisonner des millions de Guinéens ».
« Compte tenu de la gravité potentielle de l’atteinte que lesdites publications sont susceptibles de causer, poursuit le tribunal, il n’apparaît pas disproportionné, à tout le moins jusqu’à audition des parties, d’ordonner aux cités de retirer/rendre inaccessibles les publications des 10 juillet 2024 et 26 juillet 2024 effectuées sur le compte X du cité et d’interdire provisoirement à Thomas Dietrich de diffuser de nouveaux contenus laissant entendre que les requérants adopteraient ou auraient adopté un comportement illicite (…). »
Une audience doit maintenant être agendée pour trancher le fond de cette seconde demande. Entretemps, Thomas Dietrich se voit ordonné de retirer deux tweets, de même que le réseau X, qui doit les rendre « inaccessibles depuis la Suisse ».
« Démarche militante »
En parallèle, le groupe Addax a publié deux communiqués de presse, les 9 et 13 août, dénonçant les « nombreuses déclarations non fondées, fausses et préjudiciables » du journaliste à l’encontre du groupe et de Jean Claude Gandur.
« Le Groupe Addax et Oryx PLC et Jean Claude Gandur regrettent le manque de déontologie de Thomas Dietrich qui porte atteinte à sa profession et témoigne d’une démarche purement militante », poursuit un de ces communiqués (ndlr: lire la prise de position complète figure à la fin de cet article).
Le problème? Ni Thomas Dietrich ni Elon Musk ne semblent disposés à se soumettre à la décision de la justice genevoise, et les tweets en question sont toujours en ligne.
Le journaliste assume: « j’ai pris la décision de ne pas me plier aux décisions de la justice suisse, car elles ont été prises sans contradictoire, explique-t-il à Gotham City. Mon enquête est d’intérêt public, et il s’agit là d’une véritable procédure bâillon. »
De son côté, la société d’Elon Musk a préféré botter en touche. Dans une réponse à la cour datée du 13 août, elle invoque un vice de forme: la notification de la décision a été adressée à X Corp en Californie et non à X Services qui gère la plateforme pour l’Union européenne depuis l’Irlande.
Contactez l’assistance
X Corp fait aussi remarquer que Jean Claude Gandur et Addax n’ont pas signalé les tweets en question auprès du centre d’assistance de X. « Outre qu’elle n’est pas dirigée contre la bonne société, notent les avocats genevois du réseau dans leur réponse au tribunal, la demande de censure urgente du milliardaire « apparaît, en toute hypothèse, prématurée ».
Google, quant à lui, n’est visé que par la première demande du milliardaire dans laquelle les mesures urgentes ont été refusées. Ce qui ne l’épargne pas d’avoir à s’expliquer dans le cadre de la procédure au fond, qui devrait être tranchée après l’audience du 23 septembre prochain.
Or le géant de Montain View a déjà fait connaître sa position dans un courrier adressé au tribunal le 15 août. En tant que partie, Thomas Dietrich en a reçu une copie et l’a partagée avec Gotham City.
Contrairement à X Corp, qui se contente de réfuter la validité de l’ordonnance genevoise, Google prend longuement la défense du journaliste, estimant au final que celle-ci devrait rejeter la demande de Jean-Claude Gandur.
Pas de lien avec la Suisse
En premier lieu, les avocats suisses de Google dénoncent l’absence de rattachement avec la Suisse dans cette affaire. Jean Claude Gandur est domicilié à Malte, tout comme son groupe Addax And Oryx Group. Thomas Dietrich travaille en France, et rapporte des informations au sujet de la Guinée. Formellement, seule l’existence d’une filiale du groupe pétrolier à Genève, Addax Energy SA, justifie que la justice suisse se saisisse du litige.
Google estime ensuite que Jean Claude Gandur est « un personnage public, régulièrement évoqué dans les médias », tout comme ses sociétés, qui font « elles aussi l’objet d’une attention médiatique certaine ». Or ces derniers ne « rendent pas vraisemblable une atteinte illicite à leur personnalité », et « s’en prennent à des propos émis par un journaliste spécialisé et reconnu par ses pairs pour ses travaux d’investigation ».
Google cite à ce titre la Fédération internationale des journalistes (IFJ), qui a soulignérécemment « l’intégrité et la rigueur professionnelle » du journaliste dans un article sur les harcèlements qu’il avait subi dans une autre affaire.
« Contrairement à ce qu’allèguent les requérants, poursuit le moteur de recherche, Thomas Dietrich ne « soutient » pas que les requérants se seraient rendus « coupables de corruption », respectivement ne les en « accuse » pas, il présente cette hypothèse comme un soupçon ».
Intérêt public
« En présence d’un intérêt public à l’information, rappelle enfin Google, un article de presse peut notamment rapporter l’existence de suspicions de commission d’un acte délictueux si la formulation employée permet au lecteur moyen de comprendre qu’il s’agit bien de soupçons, et non de faits avérés. »
Thomas Dietrich indique qu’il se rendra à l’audience prévue à Genève le 23 septembre prochain. Les représentants suisses de X Corp et de Google devraient y participer également.
Jean Claude Gandur, Addax And Oryx Group et Addax Energy sont représentés par Nicolas Capt chez 15 Cour des Bastions Avocats (ndlr: Nicolas Capt a défendu Gotham City dans plusieurs cas de mesures superprovisionnelles qui ont visé notre rédaction, y compris dans une affaire toujours pendante dans le canton de Vaud.)
X Corp est défendu en Suisse par Anne Véronique Schlaepfer chez White & Case et Google Ireland Limited par Ralph Schlosser et Maud Fragnière chez Kasser Schlosser Avocats.
Thomas Dietrich n’a pas d’avocat.
Interrogé par Gotham City, le groupe Addax nous a transmis la prise de position suivante par l’intermédiaire de Philippe Vladimir Boss de l’étude MLL Legal:
« The Addax and Oryx Group PLC (AOG), Addax Energy SA (Addax) et Jean Claude Gandur contestent fermement les accusations de M. Dietrich : le contrat d’approvisionnement avec la Société Nationale des Pétroles de Guinée a été conclu de manière parfaitement légale.
L’offre d’Addax a été dûment examinée à l’occasion d’une consultation urgente, qui a suivi l’explosion de l’installation de stockage de carburant à Conakry, et au cours de laquelle plusieurs offres concurrentes ont été évaluées. Addax a été sélectionnée en raison de son excellent bilan en tant que fournisseur et de son expertise dans la conception, la construction et la gestion d’installation de stockage. Le prix convenu entre les parties inclut divers éléments tel que le financement, le transport et l’inspection du produit, lesquels viennent s’ajouter au coût du produit en tant que tel.
Addax et AOG appliquent des politiques strictes de lutte contre la corruption et ne bénéficient d’aucune relation privilégiée avec des responsables politiques ou d’autres fonctionnaires en Guinée ou en France qui auraient indûment influencé l’attribution du marché à Addax ou ses conditions. Par ailleurs, Addax a strictement respecté le contrat d’approvisionnement et les spécifications locales applicables aux carburants livrés et n’a jamais orchestré de pénurie de carburant en Guinée.
Sur un plan judiciaire, AOG, Addax et Jean Claude Gandur se sont limités à exercer la défense judiciaire de leurs droits contre des allégations fausses et attentatoires à leur honneur contre le journaliste concerné et des acteurs numériques globaux, ces derniers en leur qualité de participants techniques à l’atteinte. AOG, Addax et Jean Claude Gandur n’entendent pas commenter des procédures judiciaires en cours. »
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François Pilet
Journaliste et éditeur
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